Le cri d'une jeune fille brise le silence impitoyable de la nuit, silence qui s'étend partout dans ce quartier désert de Berlin-Est. Dehors, la pluie ne cesse de tomber, et les gouttes d'eau s'acharnent sur la vitre de la petite maison, bien que ce son soit totalement couvert par les gémissements plaintifs d'une demoiselle. Elle se trouve sur son lit, entourée par sa sœur et sa grand-mère qui lui serrent chacune fortement une main, l'encourageant bien qu'elles fixaient toutes les deux la plus jeune d'un air désolé. Cette dernière est trempée de sueur, ses cheveux châtain et emmêlés se collent sur son front, et elle puise dans les dernières forces qu'il lui reste pour donner vie à ce petit être qui loge dans son ventre depuis maintenant neuf mois. Elle est terriblement jeune, n'a même pas encore atteint ses dix-huit ans et son visage juvénile ne correspond absolument pas à cette scène. Et pourtant, là voilà désormais mère d'un petit garçon – enfin, techniquement parlant seulement. Elle disparut deux jours après avoir accouché et plus personne n'entendit parler d'elle. Elle s'était simplement volatilisée de la surface de la Terre, comme par magie.
Le père avait une vingtaine d'années de plus que la jeune maman. Lorsqu'ils ont appris que cette jeune fille était tombée enceinte de cet homme, beaucoup ont soupçonné le viol, seulement le père était toujours là, prêt à récupérer l'enfant lorsqu'il serait né. Il prétextait pouvoir s'en occuper convenablement et qu'il refusait catégoriquement de le laisser aux mains d'une famille «de misérables humains». Le lendemain de sa naissance, il était là, comme convenu. Il a pris le bébé, et est parti comme un voleur. Deux jours après, on signalait déjà la disparition de la jeune mère qui ne fut jamais retrouvée.
Voilà comment s'est passée la naissance de Wolfgang. Un arrangement, rien de plus, rien de moins. Pas une seule once d'amour ou de joie, juste de la douleur, de l'indifférence et un jour pluvieux.
Il a donc grandi avec son père, ou du moins cet homme qui s'avérait être son représentant légal, mais qu'il n'a jamais considéré comme un père. Il n'attendait qu'une seule chose de cet enfant aux cheveux blonds, qui avait, paraissait-il, les mêmes yeux que sa mère ; qu'il développe ses pouvoirs.
Les Hohenmacht n'étaient pas une grande famille, ni une famille riche, ni même respectée ou bien connue. Ils étaient juste les descendants d'une longue lignée de loup-garous – les hommes étaient des loup-garous, les femmes étaient des loup-garous, les enfants étaient donc des loup-garous. Pas un seul n'échappait à la règle, et il était hors de question d'enfeindre les principes et de donner le nom d'Hohenmacht à un pauvre humain. Il semblerait que Wolfgang était destiné à être le vilain petit canard de la famille, cette tâche au milieu d'une magnifique peinture, cette simple erreur de la nature. Ce jeune garçon qui a payé la moitié de sa vie pour ne pas avoir été ce qu'on voulait de lui.
« Combien de temps, tu dis ? »
Anton, le père de Wolfgang, croisa les bras et grinça des dents, le regard rivé sur son fils assis à table juste devant eux. Il avait la tête baissé et l'air penaud, visiblement mal à l'aise devant les deux hommes qui le jaugeaient depuis quelques minutes déjà. Une véritable tapette. Il avait neuf ans depuis quelques semaines, et pourtant son père n'avait aperçu aucun changement chez lui. Et cela faisait bien trop longtemps qu'il attendait.
« Si il était vraiment un loup-garou, il aurait déjà développé ses pouvoirs. »
Son frère lui avait pourtant assuré que ses capacités lupines ne tarderaient pas à se dévoiler, et qu'il les développerait dès son plus jeune âge, et voilà qu'il lui disait maintenant qu'il n'était rien d'autre qu'un putain d'humain. La mine grave, son frère tourna les talons en réajustant le col de son manteau hors de prix, puis sortit sans un mot de la maison. En rage, Anton frappa la table de son poing, faisant claquer les verres et les bouteilles posées dessus et sursauter le gamin qu'il regardait désormais avec une haine sans nom. Il avait espéré pouvoir hérité d'un fils grand et fort, avec de grands pouvoirs, un loup-garou digne de ce nom, celui qui ferait honneur à sa famille. Mais tout ce qu'il avait, c'était un misérable humain, un incapable de première, l'inutilité en personne. Il aurait dû se douter que cela arriverait, après tout sa mère n'était rien d'autre qu'une pauvre humaine elle aussi… Et c'est tout ce qu'il avait, un misérable humain ? Il osait le nourrir, il osait le loger et lui donner un toit ? Il osait faire le stricte minimum pour cette sous-espèce ? Il lui faisait terriblement honte, il faisait honte à son oncle, il faisait honte à son nom. Il ne méritait pas de vivre.
Pourtant Wolfgang était toujours là, bel et bien vivant. Descendant d'une famille qui ne lui correspondait pas, vivant avec un alcoolique dangereux, cet homme désormais plus cruel que jamais. Ce dernier lui faisait d'ailleurs bel et bien comprendre qu'il regrettait amèrement d'avoir accepté de s'occuper de lui en pensant pouvoir hérité d'un loup-garou. Il n'avait pas reçu les gènes des lycanthropes, alors son père le considérait désormais comme un moins que rien. Il l'ignorait, tout bêtement, ne prêtant attention qu'à son alcool et ses clopes, lui crachant parfois des insultes horribles, des insultes qu'un enfant ne devrait jamais entendre, encore moins venant de son géniteur. Et quand il ne l'ignorait pas et qu'il était totalement ivre, il l'humiliait et le battait, sans relâche. La seule considération que le jeune garçon avait, c'était le toit au-dessus de sa tête qui lui permettait de vivre un minimum. Et son éducation ne se résumait plus qu'à une seule et unique phrase : «t'es qu'une putain de mauviette». Il n'était qu'une
putain de mauviette.
« Tu es totalement inconscient ! Tu te rends compte de ce que tu as fait au moins ?! »
Le directeur de l'école vociférait depuis cinq minutes déjà sur le jeune garçon assis face à lui, devant son gigantesque bureau en bois. Il était rouge de colère, sa voix était grave et son regard semblait lancer des éclairs. Wolfgang ne bougeait pas, le fixait dans le blanc des yeux, les sourcils froncés, comme si il le défiait. Il n'avait pas peur de lui.
« Cesse de faire l'insolent et réponds-moi ! hurla l'homme. Je vais appeler ton père, de toute manière. Tu t'en sortiras pas comme ça, c'est moi qui te le dis. »
Wolfgang s'en fichait royalement, de ce qu'il disait. Il gardait le silence et restait immobile, totalement stoïque. Il avait peut-être cassé le nez d'un de ses camarades après lui avoir décerné un magnifique coup de poing dans la face, mais il l'avait amplement mérité ; si il ne s'était pas moqué de lui comme il l'avait fait, il ne serait pas à l'hôpital en ce moment même, et Wolfgang ne serait pas là à écouter le discours inutile de cet homme. Il pouvait l'appeler, son père, de toute façon il ne décrocherait pas, et quand bien même il le ferait, il ne viendrait jamais. Si il était officiellement et biologiquement son père, en réalité ce n'était absolument pas le cas. Wolfgang n'avait personne.
Chez lui, c'était un véritable enfer, mais à l'école ce n'était pas mieux ; Wolfgang n'avait pas beaucoup d'amis, peut-être deux ou trois camarades qui lui adressaient quelque fois la parole quand ils avaient la chance de ne pas se faire envoyer boulet par ce garçon au prénom étrange. Il était distant, méfiant, toujours sur ses gardes. Il parlait peu, avait de mauvaises notes à l'école et avait sans cesse des heures de colle. Il séchait souvent les dernières heures de cours, s'enfuyait de l'école pour aller se balader seul ou regarder des films quand il le pouvait. Il lançait des regards noirs effrayants et serrait les poings quand quelqu'un l'embêtait, prêt à se battre – c'était un sacré bagarreur, paraissait-il. En soit, il n'était pas l'ami idéal pour les gamins de son âge ; mais il n'en avait rien à faire, car il était très bien tout seul. Du moins, c'est ce qu'il essayait de laisser paraître, car au fond, cette solitude le déchirait de toute part ; mais tout le monde s'en foutait, alors lui aussi. De ce fait, après ce fâcheux accident, la situation s'empira et plus personne ne l'approchait. Et Wolfgang se retrouva encore plus seul que jamais.
Il pleuvait à verse ce soir. Les gouttes de pluie tombaient sans interruption, s'écrasant sur ses épaules et ses cheveux blonds désormais trempés. D'un geste un peu hésitant, il réajusta le col de sa veste en cuir, puis passa une main dans sa chevelure, balayant les alentours des yeux avec une rapidité déconcertante. Sans pouvoir l'expliquer, Wolfgang avait cette impression, ce sentiment insupportable que quelqu'un l'observait. Mais il avait beau examiné la moindre parcelle d'ombre, le moindre recoin qu'il pouvait apercevoir de là où il était, il n'y avait absolument personne. Il était totalement seul dans cette ruelle, alors pourquoi avait-il autant peur ? Il n'était jamais rassuré quand il passait par là, même si c'était le seul chemin possible pour se rendre chez lui, mais cette fois-ci c'était bien plus que de l'inquiétude. Il sentait une présence, il y avait quelqu'un avec lui, il en était certain. Il s'arrêta soudainement dans sa marche et regarda par-dessus son épaule, balayant de nouveau la ruelle du regard. Il était persuadé que quelqu'un le suivait, et qu'il allait donc prendre cette personne en flagrant délit, seulement tout était toujours aussi désert.
La pluie avait enfin cessé. Il soupira, créant un nuage de vapeur dans la fraîcheur de la nuit, puis il reprit sa marche en enfouissant ses mains dans les poches de sa veste – peut-être qu'il devenait parano, qui sait. Un lampadaire grésilla, l'obligeant à lever le regard vers celui-ci, de moins en moins rassuré par cette ambiance morbide qui régnait autour de lui. Il ferma alors les yeux en inspirant profondément. « Je ne dois pas avoir peur, je n'ai pas peur, je n'ai pas peur. » Sinon il donnerait raison à son père, et il ne serait qu'une
putain de mauviette. Il rouvrit les yeux, expirant par le nez. Et son regard se planta aussitôt sur ces deux petites lumières rouges juste en face de lui, ses deux points qui brillaient dans la nuit. Intrigué, il fronça les sourcils et s'avança d'un pas. Une ombre se dessina petit à petit, une masse colossale semblant se détacher des ténèbres d'où elle venait. Et Wolfgang comprit aussitôt que ces deux points rouges n'étaient autres que des yeux appartenant à une bête, un monstre énorme qui souffla bruyamment, puis qui grogna, un grognement horrible qui le fit frissonner de la tête aux pieds. Wolfgang était terrifié, horrifié, pétrifié sur place. Finalement il eut un spasme, sûrement dû à un cri qui ne sortit pas et qui se bloqua dans sa gorge, puis il recula rapidement, prêt à courir dans le sens inverse. Seulement il trébucha sur il-ne-sait-quoi, tomba sur le béton humide, et eut juste le temps de se retourner pour apercevoir la bête foncer droit sur lui, faisant trembler le sol sous chacun de ses bonds. Instinctivement, il se protégea le visage avec son bras bien que cela ne servirait sûrement à rien, son visage crispé par la peur. La bête lui attrapa le pied, le traîna vers le fond de la ruelle, là où les lampadaires n'éclairaient pas, dans l'obscurité la plus totale. Wolfgang gémit, tenta de s'enfuir, en vain. Une douleur horrible lui arracha l'épaule droite, et cette fois-ci il poussa un cri. La bête se redressa de toute sa hauteur, le fixa de ses grands yeux rouges, comme si elle examinait son propre chef d'oeuvre, puis elle se remit sur ses quatres pattes et passa par-dessus le blond, s'enfuyant dans les ténèbres de la nuit.
La pluie recommença, se déversant sur le jeune garçon tremblant qui se relevait avec peine. Il toucha du bout des doigts sa blessure ensanglantée à l'épaule droite, causée par la bête qui en avait même déchiré sa veste. Il serra les dents à cause de la douleur lorsqu'il recouvrit sa plaie de sa main, puis sentit une brûlure sur sa joue, sûrement due à sa chute. Finalement, il fixa l'obscurité devant lui, là où avait disparu cette bête.
Elle l'avait mordu, il en était certain.
Les jours qui suivirent cet incident furent les plus insupportables pour le jeune garçon, et Dieu sait qu'il en avait vécu des jours insupportables. En fait, techniquement parlant, ce n'était pas si accablant, ou du moins pas physiquement. Même du haut de ses quatorze ans, Wolfgang sentait que quelque chose n'allait pas chez lui. Qu'il y avait quelque chose de louche, et c'était bien plus qu'un pressentiment, mais il n'arrivait pas encore à savoir quoi. Pour commencer, sa blessure avait totalement disparu, comme si il ne s'était rien passé. Guérie en à peine quelques jours, presque sans aucun soin, ne laissant aucune cicatrice alors qu'il était persuadé que sa morsure était bien plus profonde que ça. Puis le lendemain, il s'était mis à saigner du nez et des oreilles, et devant le miroir il s'était rapidement rendu compte que ce n'était pas normal puisque le sang était noir. Comment pouvait-il avoir du sang noir ? C'était illogique… ou peut-être qu'il devenait totalement fou. Peut-être que tout ce qu'il s'était passé, l'attaque de cette bête jusqu'à ces saignements étranges, n'était que le fruit de son imagination. Il était encore jeune, trop même, pour pouvoir réellement comprendre ce qui lui arrivait. Il était paniqué, et ne savait absolument quoi faire. Seulement il cacha tout à son père ; à quoi bon de toute manière, il s'en fichait sûrement de savoir que son fils devenait taré.
Seulement, plusieurs semaines plus tard, alors qu'il rentrait de l'école – plus tôt que d'habitude, ayant réussi à s'échapper avant la sonnerie –, il surprit son père en compagnie d'une personne qui n'était autre que son oncle. Habituellement, il filait de suite jusqu'à sa chambre pour ne pas que les deux hommes ne le remarquent – surtout qu'il avait appris depuis bien longtemps que son oncle ne valait pas mieux que son père –, de peur de se prendre une nouvelle remarque haineuse, une insulte parmi tant d'autres ou encore un coup parce que le plus âgé des deux frères avait encore abusé sur l'alcool toute la journée. Seulement, cette fois-ci, leurs paroles titillèrent rapidement sa curiosité et Wolfgang écouta attentivement la discussion, caché derrière l'angle du mur.
« Je t'avais prévenu. Il y avait des risques que ça ne marche pas comme prévu.
— Comment ça ? Tu te fous de ma gueule ou quoi ? Tu l'as mordu, il n'y a pas trente-six solutions bordel. »
Le garçon resta dos contre le mur, le souffle coupé, son rythme cardiaque s'affolant aussitôt. Est-ce qu'ils étaient en train de parler de l'attaque dans la ruelle ? Sûrement… mais alors, cette bête n'était autre que son oncle ? Comment c'était possible ? Wolfgang était perdu. Perdu et effrayé.
« Il a peut-être survécu à la morsure, mais qui te dit qu'il n'est pas immunisé ? »
Tout n'était qu'un arrangement. Son père avait demandé à son oncle de le mordre, parce qu'il avait le pouvoir et la possibilité de le rendre loup-garou. Parce que son oncle était un Alpha. Sauf que ça ne fonctionnait pas, et que son corps rejetait la morsure. Mais ce que les deux hommes ne savaient pas, c'est que la morsure avait bel et bien fait effet, mais pas comme ils l'avaient souhaité. En rendant sa vie aussi infernale, inhumaine et insoutenable, ils avaient inconsciemment contribué à son changement de gènes.
Et ça, Wolfgang l'avait bien compris. Le soir-même, il avait vu ces écailles apparaître sur sa peau, dévorant la moindre parcelle d'épiderme de son corps. Il avait vu ses yeux devenir jaunes, un jaune intense et doré, avec cette fente noire à l'intérieur. Il avait à peine eu le temps de paniquer, car la suite fut le trou noir total. Mais il avait eu le temps de comprendre que c'était loin d'être une hallucination. Il était devenu un monstre horrible, une arme sur pattes, un instrument de vengeance ; rien de plus, rien de moins.
Trois ans étaient passés, rien n'avait changé. Ou du moins presque. Wolfgang avait maintenant dix-sept ans, il vivait toujours chez son «père» et sa nature, bien qu'il la connaissait, n'avait pas évolué. Il savait ce qu'il était, mais il ne pouvait pas y remédier, et ça le mettait en rage. Malgré tout, la nuit, quand il croyait être endormi, il finissait par se transformer en ce reptile humanoïde et il parcourait la ville de Berlin pendant des heures, sans réel but – sauf qu'il n'en avait aucun souvenir. Il avait eu un maître, il y a environ un an – sans qu'il ne le sache, puisqu'il ne se rappelait jamais de ce qu'il faisait – mais il avait fini par mourir – personne ne sait comment, à vrai dire – et le kanima qu'était Wolfgang s'était de nouveau retrouvé seul.
Son oncle, lui, avait fini par déménager aux États-Unis avec son fils – car oui, il semblerait que Wolfgang ait un cousin deux ans plus jeune que lui, mais qu'il n'a jamais vu une seule fois – et sa meute, sûrement parce qu'il avait fini par comprendre qu'il n'y avait plus rien à faire pour ce misérable garçon qui entâchait le nom des Hohenmacht.
Du côté de son père, la colère et la haine envers son fils le rongeaient de toute part. Il avait hérité d'un humain, certes, mais avait trouvé un compromis pour arranger ça. Son frère qui était devenu Alpha entre-temps l'avait donc mordu, pour enfin lui donner les pouvoirs qui feraient de lui un vrai Hohenmacht. Foutaises. En plus d'avoir un fils sans gènes de loup-garou, il avait un fils immunisé contre les morsures – enfin, c'est ce qu'il croyait. Il n'était qu'une putain de malédiction, et si il avait su qu'il ne pourrait rien faire de lui il n'aurait jamais pris la responsabilité de l'élever ; si on pouvait vraiment appeler ça «élever». Il ne l'aurait pas tué, non, il était bien trop lâche pour ça. Seulement c'était trop tard, alors il déversa toute sa rancune et sa fureur sur Wolfgang. Pendant ces trois ans qui suivirent l'attaque, qui s'était donc avérée être un véritable échec, Anton devint encore plus cruel qu'il ne l'était déjà. Pas un seul instant ne se passait sans qu'il ne lui donne un coup, ne lui lance quelque chose au visage, ne l'humilie plus encore qu'avant. Si à l'époque Wolfgang réussissait à y échapper, cette fois-ci il était piégé par la rage sans limite de son géniteur, il n'avait aucun échappatoire et sa vie était devenue un véritable enfer. Pendant trois ans, il subissait tout. Et il y a un jour où on finit par saturer, on finit par avoir cette envie d'en finir avec ça. Le suicide ? Jamais, en se tuant il ne donnerait que ce que son père voulait. Si il y avait un des deux qui devait mourir, c'était son père, pas lui. Il voulait se venger, une bonne fois pour toute.
Il l'a donc attendu un soir, dans cette ruelle, cette fameuse ruelle où il s'était fait attaquer par son oncle, cette même ruelle où tout avait empiré de sa faute. Une corde à la main, dissimulé dans l'angle d'un mur, le regard plus noir que jamais. Son père passa enfin, et dès qu'il fut dos à lui, il s'élança vers l'homme et sauta sur son dos. Il passa le corde sous sa gorge, puis il serra, serra de toutes ses forces. L'homme gémissait, grognait, se débattait, mais en vain. Il était ivre, alors que son fils avait hérité d'une force surhumaine… il n'avait aucune chance. Il tomba au sol, mais Wolfgang ne lâcha pas prise ; il posa même son pied sur sa tête pour serrer davantage. Cela dura plusieurs minutes, plusieurs minutes insoutenables, mais l'homme à terre finit par lâcher son dernier souffle, sous le regard méprisant de son assassin qui n'était autre que son propre fils.
Il le traîna jusqu'à sa voiture, installa la corps sans vie de son père sur le siège côté conducteur, puis claqua la portière. Il aspergea l'habitacle d'essence, puis il jeta le bidon plus loin et recula. Il craqua une allumette, qu'il jeta à travers la vitre ouverte, et les flammes s'élevèrent aussitôt dans les tenèbres de la nuit, dévorant tout ce ce qu'il pouvait y avoir dans la voiture, le cadavre de son père y compris. Wolfgang resta là, immobile, les yeux rivés sur les flammes, admirant son œuvre sans l'ombre d'un remords, car il avait enfin eu sa vengeance. Il ne méritait pas de vivre.
« On retrouvera qui a fait ça à ton père. Je te le promets. »
Son oncle, qui avait fait le voyage jusqu'à Berlin après avoir appris la nouvelle, se trouvait face à lui, les deux mains posées sur ses épaules, l'air désolé. Il était tellement hypocrite qu'il lui donnait envie de vomir. Wolfgang comprenait à quel point les deux frères étaient aussi semblables que différents ; si son père était barbare, son oncle, lui, était beaucoup plus subtil. Mais tous deux étaient cruels et sadiques.
Franz, son oncle, lui décerna une petite tape amicale sur la joue, ce à quoi Wolfgang répondit par un petit mouvement de tête, comme si il tentait d'échapper à ce geste. Il se retenait de se jeter sur lui pour lui affliger le même sort que son père. Mais il ne fit rien, resta stoïque, froid et sans aucune émotion sur le visage. Si seulement il savait, qui «avait fait ça à son père». À cette pensée, alors que son oncle s'en allait plus loin, Wolfgang eut un sourire narquois et moqueur.
Il déménagea trois jours plus tard aux États-Unis, chez son oncle, qui devenait désormais son représentant légal. Il rencontra donc pour la première fois son cousin, Karl, qui, sans surprise, était exactement comme son père – méprisant et vicieux. Il fit aussi la connaissance de tous les employés de son oncle – car oui, il habitait désormais dans un gigantesque manoir, loin de la civilisation, ce qui changeait totalement de son taudis de Berlin –, qui étaient en réalité tous des loup-garous faisant partie de sa meute. Mais ça, Wolfgang ne l'apprit que bien plus tard. En fait, ses connaissances s'arrêtaient aux loup-garous, et éventuellement aux kanimas puisqu'il savait qu'il en était un, mais son oncle lui apprit tout ce qu'il ne connaissait pas, ou très peu, sur le surnaturel. Wolfgang connut aussi le monde des crimes organisés, des mafias en tout genre, un monde qui avait contribué à la richesse immense de son oncle. Un monde qui, étrangement, lui convenait plutôt bien, même si il n'y prenait pas vraiment part. Il préférait se mettre à l'écart des agissements de son oncle et de son cousin, faisant très rapidement ses petites affaires de son côté.
En réalité, malgré tout ça, sa vie aux États-Unis ne changeait pas beaucoup de celle en Allemagne. Même si Franz ne le battait pas comme son père le faisait, il prenait un malin plaisir à le mettre plus bas que terre, pour au contraire, mettre Karl sur un pied d'estale. Wolfgang était sans arrêt humilié, toujours pris de haut, que ce soit par n'importe quel habitant dans ce manoir, même les employés. Simplement parce qu'ils savaient tous – ou pensaient tous, plutôt, qu'il n'était rien d'autre qu'un humain, un pauvre et misérable humain perdu dans une meute de loup-garous.
Il n'attendit pas longtemps pour s'enfuir de là, et enfin vivre cette vie de solitaire dont il rêvait tant. Après avoir voyagé dans le pays – pays dans lequel il avait du mal à s'intégrer, d'ailleurs – et avoir continué ses affaires de cambriolage dans quoi il excellait, il atterrit à Beacon Hills, là où il est installé depuis environ un an maintenant. Il avait déjà entendu parler de cette ville qui, bizarrement, l'attirait, sans qu'il ne sache pourquoi. Il y a peu de temps, il trouva même un maître pour le kanima qui se cachait toujours au fond de lui, bien qu'il ne sache toujours pas qui il est – en fait il ne sait même pas qu'il a un maître, alors à quoi bon chercher quelque chose dont il n'a jamais su l'existence.
Si on lui demandait maintenant quel est son but dans la vie, Wolfgang n'aurait qu'une réponse ; c'est d'échapper à la seule chose qui ne cesse de le poursuivre, c'est de changer la seule chose qui ne peut être changée. Son passé.