J’ai toujours su que j’étais différente. Dès mon plus jeune âge, je n’arrivais jamais à m’identifier à quelqu’un, me dire qu’une personne était dans la même situation que moi et pouvait me comprendre un minimum. Je n’avais rien en commun avec les filles de mon âge, et même si j’avais énormément d’amies, je me sentais terriblement seule. J’étais cette tâche sur une toile blanche, j’étais le mouton noir dans un troupeau de moutons blancs. J’étais différente, mais d’un côté, je passais inaperçue. Parce que rien ne laissait penser que j’étais si anormale que ça, rien ne laissait penser que j’étais si différente des autres, rien ne laissait penser que ma vie allait être si chaotique.
Peut-être que, si j’en suis là aujourd’hui, c’est à cause de mon nom. Woodbury. Elle s’est fait parler d’elle, cette famille, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais encore là, en grandissant, j’avais cette impression de ne pas faire véritablement partie de cette famille. Cette famille désormais brisée et décimée. Peut-être que, si j’étais née au bon moment, j’aurais pu vivre le vrai bonheur auprès d’une grande famille aimante, peut-être que j’aurais pu vraiment connaître ceux qu’on appelait les «Woodbury» avant cette effroyable nuit où tout a changé, où tout s’est écroulé. On pourrait refaire un monde, avec des «si». Si seulement c’était le cas.
Enfin, trêve de bavardages et de dépression ! Je m’appelle donc Emmy Woodbury, et je suis née il y a vingt ans et quelques dans un coin paumé de l’État de Washington. Ma naissance a été un événement… comment dire… catastrophique ? Bon d’accord, c’est un peu fort comme terme, mais ça résume plutôt bien la chose. Catastrophique mais apparemment très attendu – enfin, c’est ce que disait ma mère. Je ne l’ai jamais réellement crue lorsqu’elle me disait qu’elle avait été si impatiente de m’avoir et qu’elle avait été heureuse en apprenant qu’elle était enceinte de moi. Je sais que c’est faux, mais comment pourrais-je lui en vouloir d’avoir, pendant un temps, pensé à m’avorter ? C’est bizarre de se dire que, si ma mère avait pu avorter, je ne serais pas là aujourd’hui, à vous raconter mon histoire. Mes parents m’ont donc eu lorsqu’ils étaient encore très jeunes, ils étaient encore des gamins et la famille s’est vite retrouvée dépassée par une telle annonce. Un problème de plus qui s’ajoutait à leur liste déjà longue… et ce problème, c’était moi.
Mon père est mort alors que je n’avais à peine un an. C’est vrai, ça jette tout de suite un froid, mais à quoi bon se morfondre sur ça après tant d’années ? Le temps a fini par faire son travail, d’une manière ou d’une autre, le souvenir est encore là mais il s’effrite peu à peu. Ceci dit, à proprement parlé, je n’ai aucun souvenir de mon père, ne serait-ce de vieilles photos et des récits de ma mère ou de mon oncle. Surtout de mon oncle, parce que ma mère n’aime pas parler de mon père. Je ne sais pas si c’est vraiment juste de sa part, de priver sa fille de l’image de son vrai père simplement parce qu’elle est encore en deuil – enfin, à ce qu’il paraît. Je ne peux pas vraiment me mettre à sa place, même si je lui en veux énormément pour ça.
Mon enfance s’est donc écoulée tranquillement, bien que je n’avais rien d’une enfance vraiment normale. À première vue, si, mais techniquement, non. Mon cœur se serrait sans cesse lorsque je voyais mes camarades de classe avec leurs parents – leurs deux parents, leurs
vrais parents. J’avais encore Caleb, qui remplaçait plus ou moins cette figure paternelle que je n’avais pas, mais… ce n’était pas pareil. La fête des pères, je ne la fêtais pas. Les cadeaux que l’on confectionnait à l’école, je les jetais à la poubelle dès qu’ils étaient terminés. Je n’étais pas triste, ni en colère. Je me sentais juste seule et différente. Et pour une enfant, croyez-moi, ça peut paraître bien plus dur que ce que l’on pense.
J’aimais ma mère. Plus que tout, après tout elle m’avait donnée la vie, et elle restait ma mère, quoi qu’il arrive. Mais dire qu’elle était la meilleure mère serait probablement un mensonge. Elle m’aimait, je le sais, et faisait tout son possible pour m’élever correctement. Mais il y avait ces moments où elle ne savait plus où en donner de la tête, ces moments où elle semblait totalement paumée, ces moments où elle semblait être cette gamine devenue mère trop tôt, et elle n’avait alors qu’une envie ; tout abandonner. Bien heureusement, elle ne l’a jamais fait ; j’avais subi bien trop d’abandons dans ma courte vie pour supporter celui de ma mère en plus.
Il n’était pas rare qu’un nouvel homme ne se joigne à notre petite famille, partageant notre quotidien, faisant croire que tout était beau et rose. Ma mère n’a jamais eu de relations sérieuses depuis ma naissance et la mort de mon père, juste des flirts par-ci par-là, des hommes qu’elle rencontrait à son boulot ou même sur le site Internet sur lequel elle était inscrite. Je ne saurais vraiment vous dire qui elle cherchait à rassurer entre elle et moi en amenant ces hommes à la maison. Je devais les appeler «beau-papa», alors que deux mois plus tard, ils avaient totalement disparu, comme si ils n’avaient jamais existé. Petite, et encore maintenant, je lui en veux d’avoir fait une chose pareille. Apaiser son soit-disant chagrin dans les bras d’un inconnu – on avait d’autres chats à fouetter, à cette époque. Comme les factures, les impôts, le manque d’argent. Ma mère n’a jamais réussi à avoir de boulots stables et avait donc du mal à joindre les deux bouts. Elle passait de serveuse à femme de ménage en quelques mois à peine. Jamais on ne s’est plaint, peut-être parce que, personnellement, d’une façon ou d’une autre, je trouvais ça normal. Comment une gamine haute de trois pommes pouvait comprendre une situation comme celle-là, après tout ? Ceci dit, même à cet âge, je comprenais bien plus de choses que les autres enfants.
Et puis, tout a basculé lorsque j’ai trouvé ce petit carnet. Dans un carton soigneusement planqué sous le lit de ma mère. Un petit carnet en cuir, aux feuilles jaunies par le temps, mais dont l’écriture au stylo était restée pratiquement intacte. Le journal de mon père. Je l’ai feuilleté, j’ai lu toutes les pages, plusieurs fois. Il parlait de surnaturel, de loups-garous, de créatures plus étranges les unes que les autres. Et dès la première ligne, j’y ai cru. Tous les soirs avant de me coucher, après que ma mère m’ait souhaité bonne nuit et qu’elle fermait la porte de ma chambre, je sortais le carnet de sous mon oreiller et le relisais ses écrits à la lampe torche, des étoiles pleins les yeux. Pour la première fois de ma vie, je pouvais dire que je connaissais mon père. Ce n’était pas vraiment le cas, mais jamais je ne m’étais sentie aussi proche de lui avant d’avoir trouvé ce journal. C’en était presque inespéré.
Seulement, j’ai fini par en parler à ma mère. Et d’un coup, elle s’est énervée, sans même que je ne comprenne réellement pourquoi. Elle martelait que ce n’était que des conneries, que ce n’était que le fruit de l’imagination débordante de mon père, que c’était soit-disant «une idée de roman qu’il avait eu». Foutaises. Je ne l’ai jamais cru, et plus le temps passé, plus j’insistais à ce sujet. Ces discussions se terminaient souvent en dispute, et quand j’allais me réfugier dans ma chambre, je l’entendais pleurer dans la cuisine. Mais je m’en foutais, parce qu’elle était hypocrite avec moi. Et encore maintenant, ça ne s’est pas vraiment amélioré, notre relation reste plus ou moins tendue et le sujet est presque tabou ; même si je sors ne serait-ce qu’une allusion à ce carnet, elle se referme sur elle-même comme une huître. J’ai bien tenté d’en parler à Caleb, et même si il paraissait bien plus ouvert que ma mère, il restait toujours très vague. «Tu dois vivre tes propres expériences», qu’il me disait. Enfin, un truc de ce genre, je ne l’écoutais plus énormément dès qu’il s’éloignait du sujet et qu’il évitait ma question.
Et puis, il y a un peu près trois ans, j’ai trouvé cette lettre. Enfin, «trouvé» est un bien grand mot, parce que je l’ai surtout découverte sur le lit de ma mère, bien dépliée, comme si on voulait à tout prix que je la lise. Ce que j’ai fait, bien évidemment, curieuse comme j’étais… Je l’ai lu d’une traite, sans comprendre. Jusqu’à ce que je vois ce nom. Elle était signée Zachary Woodbury. Mon deuxième oncle, celui qui avait disparu le lendemain même du soir de la mort de mon père.
Mon coeur a raté un battement. Dès ce moment, j’ai su ce que je voulais faire. Le retrouver. Caleb m’en avait déjà parlé, m’avait dit qu’il n’était pas mort mais qu’il avait simplement disparu de la circulation, et qu’on n’avait plus jamais entendu parlé de lui. Si à l’époque je n’y avais pas prêté attention, maintenant tout avait changé. Il était la clé de cette histoire, il était le seul qui pouvait répondre à mes milliards de questions lorsque Caleb et ma mère refusaient d’y répondre.
Ni une ni deux, j’ai convaincu ma mère de déménager à Beacon Hills, ville où tout avait commencé. Ce ne fut pas simple, loin de là, et j’avais bien dû insister pendant des mois et des mois avant qu’elle ne cède. Je quittais mes amis et mes repères, mais ça m’importait peu. Je voulais retrouver mon oncle et comprendre mon passé.
À ma plus grande joie, Caleb nous a suivi sans même hésiter. Cela fait donc un peu plus de deux ans qu’on a débarqué à Beacon Hills, cette ville si spéciale et si étrange à la fois. Je me suis encore un peu plus éloignée de ma mère, me rapprochant à l’inverse de Caleb, le seul sur qui je peux réellement compter à présent. Je suis désormais à la recherche du fameux Zachary Woodbury, avec comme seule aide mon oncle, une vieille photo de Zach’ adolescent et le journal de mon père que je ne quitte jamais. La route risque d’être longue et sinueuse, semée d’embûches, je n’en doute pas. Mais je suis déterminée à mettre la vérité à l’ordre du jour et la tirer une bonne fois pour toute de l’obscurité.
And this is how I’m looking for missing pieces.