Sibel était en route pour l’épicerie. Avec deux hommes à la maison qui mangeaient autant que des baleines, il lui arrivait souvent de devoir regarnir le garde mangé deux ou trois fois par semaine. Devant le frigo vide, Jared avait décidé d’appeler à la pizzeria pour le repas du soir, mais il leur faudrait encore plus de nourriture à leur réveil. Des œufs et du bacon surtout, avec une quantité monstrueuse de jus d’orange. Pendant que ses frères attendaient la pizza à la maison, Sibel avait décidé de partir pour remplir cette mission de nourrir sa famille pour le weekend. Elle n’avait pas faim et se contenterait d’une pointe à son retour. Ses frères allaient bien sûr lui garder quelques restes. Ils savaient qu’elle mangeait comme un oiseau. En plus, c’était soir de football et Sibel n’aimait pas beaucoup les sports à la télé. Par contre, elle adorait s’asseoir au salon et lire un livre pendant que ses frères s’exclamaient devant la télé. Bien sûr, ils ne prenaient jamais pour la même équipe, question de rivalité et de se chamailler toute la soirée.

Sibel prit le premier tour à droite et deux rues plus loin à gauche puis s’engagea sur la rue principale afin de se rendre à sa destination. Dawn était couchée sur la banquette arrière, calme et patiente comme toujours. Sibel étira sa main droite vers l’arrière et gratta la tête de son chien affectueusement, la regardant dans son rétroviseur pendant quelques secondes, puis elle sourit. Lorsqu’elle reporta son attention sur la route, quelque chose n’allait plus. Se rendant compte qu’elle était maintenant en bordure de la forêt, sur une route de campagne en direction de l’autoroute, elle réalisa qu’elle était maintenant très loin de son objectif de départ. L’épicerie n’étant qu’à cinq minutes de la maison, près des quartiers résidentiels, elle s’était égarée sans s’en rendre compte. Elle était maintenant à plus de vingt minutes de la maison ; elle avait détourné son attention du chemin pendant quelques secondes à peine. Par expérience, Sibel savait ce que cela voulait dire. C’était la mort qui l’avait menée jusque-là.

Elle gara sa voiture sur le rebord de la route et alluma les phares clignotants afin que son véhicule soit bien visible des autres automobiles et ne provoque aucun accident. Elle descendit de son 4x4 et ouvrit la porte arrière pour libérer Dawn. Le chien la regarda et Sibel mima le mot « Cherche » en langue des signes. Le flair de la bête aurait vite fait de trouver, elle avait été dressée pour ce genre de chose. C’était une bête spéciale. Aussitôt Dawn se mit à flairer dans les airs et au sol, puis se mit en marche vers la forêt. Pendant qu’elles avançaient parmi les arbres, la Banshee envoya un texto à ses frères leur expliquant où elle était et ce qui s’était passé. Jared lui répondit aussitôt qu’il se mettait en route pour la rejoindre, mais Sibel lui demanda d’attendre. Il lui était arrivé plusieurs fois de retrouver des cadavres dans la forêt et de lancer des appels anonymes à la police, sans avoir besoin de l’aide de ses frères. Puis Dawn ne semblait pas angoissée outre mesure, gambadant joyeusement dans la forêt, ce qui était généralement signe qu’il n’y avait pas de danger imminent.

Il faisait sombre et la densité et la couverture de la forêt rendait l’endroit plus sombre encore. Sibel avait du mal à voir, mais l’animal semblait savoir où elle allait, alors la Banshee suivi un peu à l’aveuglette. N’ayant pas accès à son sens de l’ouïe, elle se retrouvait encore plus handicapée de ne voir que des ombres. Elle devait se fier à son odorat et utilisait ses mains pour ne pas frapper des branches, mais elle n’avait pas peur. Puis Dawn ralentit sa gambade, leva les oreilles et dressa sa queue. Elle avait trouvé quelque chose. Elles continuèrent d’avancer, mais l’attitude de son chien fit comprendre à Sibel qu’il fallait qu’elle reste prudente. Puis elle l’aperçut. Il était de dos, penché sur sa victime. Faisant des mouvements au-dessus du corps, probablement pour le déchiqueter en morceau.

Sibel n’était jamais tombée sur une victime et son assaillant au même moment. Normalement, lorsqu’elle arrivait il était trop tard et le cadavre était seul. Un frisson la traversa et elle regretta un moment d’avoir refusé l’aide de Jared. Dawn se pencha en avant, la tête baissée et les crocs bien affiché. Elle grogna méchamment comme un loup devant un adversaire, bien que Sibel ne l’entende pas, elle le sut grâce aux vibrations du poil de la bête. Sibel sépara ses pieds comme son frère le lui avait appris en autodéfense, afin d’avoir une emprise solide sur le sol. Elle savait bien se défendre et son pouvoir de Banshee lui donnait une chance de projeter ses attaquants et de s’enfuir si nécessaire. Si la créature qui était devant elle l’attaquait, elle avait quelques chances de s’en sauver, mais rien n’était gagné. Elle ne savait aucunement ce à quoi elle avait affaire.

La créature leva une main dans les airs, Sibel comprit qu’elle avait reconnu sa présence à elle aussi. Elle ne pouvait plus reculer.  Avec sa prononciation douteuse et commune chez les sourds, Sibel envoya une menace à la bête devant elle. Elle ne devait pas montrer qu’elle avait peur.

« Reculez lentement du cadavre, ou je lâche le chien. »
 
Bien sur une créature n’avait certainement pas peur d’un simple Northern Inuit Dog, mais c’était la première chose qui lui avait traversé l’esprit.

En plus d’être sourde, Sibel ne voyait pratiquement rien à cause de la nuit et du couvert de la forêt. Tout ce qu’elle percevait dans le noir, c’était la silhouette de l’homme qui était devant elle, penché sur le mort. Les oreilles de Dawn bougèrent et Sibel comprit que l’homme avait parlé. Malheureusement, elle n’avait aucune idée de ce qui avait été dit. Même si l’homme avait été de face, il y aurait eu très peu de chance pour qu’elle arrive à lire sur ses lèvres dans la pénombre.

Dawn se tourna vers elle, attendant son commandement. Sibel approcha son index et son majeur de ses yeux puis pointa en direction de l’homme. Ce qui voulait dire, dans leur propre langue maitre-chien : « Va voir. ». Prudente, l’animal se mit à décrire un grand cercle autour des deux hommes en marchant lentement. Elle fit un second cercle, puis un autre et un autre, en s’approchant un petit peu plus à chaque fois, la tête basse, comme le ferait un loup devant une proie malade. Tout en s’approchant, elle brandit la queue doucement, ce qui voulait dire qu’elle était un peu moins nerveuse qu’au départ. Si le danger avait été réel, la chienne aurait plutôt tendu la queue et montré ses crocs. À la place, elle termina son cercle à quelques mètres devant l’homme, lui faisant face, puis se coucha au sol.

Sibel comprit qu’elle n’était pas en danger et décida de s’approcher lentement et de rejoindre Dawn, pour enfin voir de plus près ce qui se passait. Elle comprit que l’homme tentait d’arrêter le sang de la blessure du cadavre. Ce dernier se mit à bouger très faiblement, ce qui fit sursauter Sibel. Les yeux de la Banshee s’agrandirent et elle mit ses mains devant sa bouche, sous le choc. Elle tomba à genou en panique, juste à côté du blessé, directement en face de l’homme qui tentait de le secourir. Tremblante elle prit, la main de celui qu’elle avait cru mort et regarda dans les yeux de celui qui tentait de le sauver.

« Vivant? »

C’était impossible. Sibel était un messager de la mort. Si son don l’avait mené jusque-là, c’était pour découvrir un cadavre, comme cela l’avait toujours été pour les Banshees depuis des millénaires. Comment cet homme pouvait-il être en vie ? Est-ce que cet étranger l’avait ramené du monde des morts? Elle regarda de nouveau vers le blessé. Elle ne savait pas quoi faire. Elle était entraîné à retrouver les morts, pas soigner les vivants.

« Non c’est… oh mon Diew*! »

*Dieu prononcé par Sibel ça donne Diew (lol)